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Chapitre 2 de la Longue nuit, l'aventure d'Éric Balmuth, anciennement publié sur Atramenta, un anti-héro victime d'un tremblement de terre de dimention mondiale.
Combien parviendront à survivre sans perdre leur humanité ?

La pension Mercier - Chapitre 2

   C’est une femme avenante à la soixantaine bien plantée qui m’accueille dans sa cour, le torchon à vaisselle à la main : Rose Mercier. Il lui reste une chambre, la dernière. La précédente vient d’être prise par l’homme occupé à remplir le registre. Haute taille, belle allure, regard clair et franc, la cinquantaine à peine marquée.

   « Charles Dulong, se présente-t-il en me tendant une main vigoureuse.

   — Éric Balmuth. »

   Il jette un coup d’œil à mon bagage à main, ma sacoche d’ordinateur et mon look costard-cravate :

« Représentant, je parie », lance-t-il.

   J’ai toujours eu tendance à me méfier des personnages un peu trop à l’aise, un peu trop vite familiers. Mais Dulong possède une sorte d’autorité naturelle à laquelle on se soustrait difficilement.

   « Je vends des accessoires pour une société du Doubs. Et vous ?

   — Je suis archéologue, mais je suis dans la région à titre privé. » Puis sur le ton de la confidence : « …ma femme est originaire du coin et je suis venu en repérage pour visiter quelques bicoques à retaper. Nous envisageons de finir nos vieux jours dans le département. »

   À cet instant, une porte s’ouvre à l’étage et un pas lourd et massif entreprend de descendre l’escalier en faisant grincer chaque marche.

   « Strauss ! annonce le nouveau personnage. Mon nom est Zacharie Strauss. Je travaille pour les usines Staubender de Munich. Je vends et j’installe des machines outils ! »

   Dulong et moi échangeons un regard amusé tant le personnage ressemble à la caricature que l’on aurait pu s’en faire d’après son accent. Après les salutations d’usage, Strauss se tourne vers Rose Mercier :

   « Vous savez où l’on peut dîner dans le coin ?

   — Vous avez le snack-bar-pizzéria du village, chez Mario, à un kilomètre. Si vous voulez un endroit plus chic, il vous faut retourner sur Angoulême. Mais pendant le festival et sans réservation, ça risque d’être compliqué.

   — La pizzeria me convient parfaitement.

   — À moi aussi, renchérit Dulong. Et si vous consentiez à m’emmener Strauss, ça m’éviterait de faire la route à pied. Je suis arrivé en taxi.

   — Pas de problème. Vous venez avec nous, Balmuth ? »

   

C’est ainsi que dix minutes plus tard, nous nous retrouvons tous les trois attablés chez Mario. Une serveuse au sourire mécanique vient prendre nos commandes. Par la porte à double battant qui donne sur les cuisines, on aperçoit une silhouette volumineuse, surmontée d’une tignasse noire et graisseuse, qui s’active devant ses fourneaux : Mario, le patron. Je profite de l’attente pour m’absenter un instant, traverser la rue et entrer dans la librairie-papeterie qui se dresse juste en face. Je choisis quelques revues que je pose sur le comptoir. Au rendu de monnaie, j’ai un bref instant d’hésitation :

   « Je vous ai donné un billet de vingt. Il me manque dix euros.

   — Vous m’avez donné dix et je vous ai rendu deux soixante-trois. Le compte est bon.

   — Je vous assure que je vous ai donné vingt euros ! Vous venez de placer mon billet sur le haut de la pile. Vérifiez.

   — Vous m’avez donné dix », rétorque le buraliste en brandissant un billet de dix.

   Son regard me toise d’un air de dire « essaye de prouver le contraire, mon gars ». Derrière moi, trois personnes attendent leur tour. Alors j’empoche rageusement ma monnaie avant de tourner les talons.

   J’en bous encore deux minutes plus tard en me rasseyant chez Mario. Pourtant, je ne pipe pas un mot de l’incident à mes deux compagnons et si je le retranscris ici c’est uniquement parce qu’il est la première touche du portrait d’un personnage peu reluisant, manipulateur, fourbe et sournois que je vais être amené à côtoyer souvent au cours des jours, des semaines et des mois suivants : Ludovic Segonzac.

   

 

 

   Le lendemain matin, je m’installe le premier dans la salle à manger où le petit-déjeuner est déjà disposé. Strauss arrive peu après, suivi de Dulong. Dans sa cuisine, Rose Mercier s’affaire autour de ses casseroles. Mon bol de café à peine avalé, je remonte prendre mon sac de voyage et mon ordinateur puis, portefeuille à la main, je m’approche de la cuisine pour régler ma nuit. Dehors, le chien se met soudain à hurler au bout de sa chaîne. Un long aboiement modulé suivi de brefs kaï ! kaï ! kaï ! apeurés qui font hausser les sourcils de la maîtresse de maison :

   « C’est étrange, il ne fait jamais ça. »

   Elle sort. Après un bref instant d’hésitation, je la suis, imité aussitôt par Strauss et Dulong.

   « Il a peut-être été piqué par une guêpe ? » suggère l’Allemand.

   Dulong se contente d’observer l’animal, l’air perplexe.

   Interrompant la discussion, une fourgonnette blanche se gare dans la cour. Une gamine d’une quinzaine d’années jaillit par le hayon arrière, suivie plus posément par un couple dans la quarantaine.

   « Bonjour mamie !

   — Bonjour Adèle, tu… »

   La phrase de Rose Mercier reste en suspens. La retraitée contemple avec étonnement le minuscule enclos grillagé qui jouxte le côté gauche de la maison.

   « Mais où sont passées mes poules ? Elles étaient là il n’y a pas dix minutes ! »

   C’est Adèle et sa mère qui les retrouvent recroquevillées les unes contre les autres dans le recoin le plus sombre de l’enclos.

   « Vraiment étrange, marmonne Rose Mercier. Vous êtes malades vous aussi ? »

   Pendant ce temps, le père a déchargé plusieurs cagettes. Des carottes, des radis, des pommes de terre.

   « Je les porte dans la réserve ? demande-t-il.

   — Je vais t’ouvrir. »

   Rose Mercier secoue son torchon et trottine vers la maison. Le chien se tait brusquement.

   « Il tremble, fait remarquer la mère dans le silence bienvenu.

   — Il a peut-être de la fièvre ? » hasarde Strauss.

   La gamine s’est accroupie pour enlacer le cou de l’animal. Strauss se penche à son tour mais, avec un glapissement aigu, le chien s’engouffre dans sa niche. Déséquilibrée, Adèle se retrouve le derrière dans la poussière. Après un bref instant d’étonnement, nous éclatons tous de rire. Je me souviens encore de ce rire collectif, franc et clair dans la fraîcheur du petit matin de mars. Sans doute parce qu’il est le dernier que j’ai entendu ce jour-là et que j’entendrai avant longtemps.

 

   Nous étions donc cinq dehors, Strauss, Dulong, Adèle, sa mère et moi. Rose Mercier et son fils n’étaient pas ressortis. Plus tard je me rappellerais aussi cet étrange silence qui a devancé le tout premier phénomène : malgré le ciel bleu annonciateur de printemps, les oiseaux qui pépiaient dans les gouttières quelques instants plus tôt s’étaient tus.

   Cela a commencé par un grondement sourd, impossible à localiser parce qu’il provenait de partout à la fois. Le sol s’est mis à frémir comme si un convoi d’énormes camions passait sur la route devant la pension. Dulong fut le premier à réagir : « Un tremblement de terre ! Éloignez-vous du mur ! » Puis à l’adresse des deux qui étaient encore à l’intérieur : « Sortez ! Ne restez pas dedans ! »

   Adèle s’est remise debout en un instant. Mais déjà le grondement s’apaisait et le sol se stabilisait. Lorsque tout a été redevenu normal, sa mère s’est précipitée pour rejoindre les autres. Dulong a rattrapé in extremis la gamine qui s’apprêtait à en faire autant :

   « Doucement, jeune fille. Attendez que vos parents reviennent. C’est plus prudent. »

   Il n’avait pas terminé sa phrase que le grondement a recommencé, infiniment plus puissant que la première fois. Il y a eu comme une déflagration lointaine. « Papa ! s’est écriée Adèle. Sors ! Sors ! » Le sol ne frémissait plus ; il tremblait, il vibrait, il ondulait, il tressautait sous nos pieds en soulevant des nuages de poussière. Les tuiles de rive dégringolèrent sur les jardinières de fleurs, les pavés de la cour explosèrent, le ciment du trottoir se rehaussa en gémissant comme sous la poussée d’une taupe monstrueuse. Impossible de penser, seulement d’enregistrer instinctivement les différentes phases du phénomène. J’ai eu le temps d’apercevoir ma Rover qui glissait doucement vers l’extrémité de la cour en pente. Elle a franchi l’arrêtoir qui la séparait du jardin potager situé cinquante centimètres en contrebas et a piqué du nez dans les artichauts avant de se stabiliser dans une position grotesque.

   « Attention ! » a crié Dulong.

   La cheminée de la maison a vacillé un instant avant de s’abattre avec fracas, défonçant la toiture et projetant des éclats de tuiles. Comme si cette chute avait donné le signal, ce fut le tour de l’épais mur de refend de se désagréger, entraînant avec lui une partie de la charpente. Le linteau de l’entrée s’est fendu en deux, puis le mur extérieur s’est fissuré, laissant échapper des pluies de gravats avant de basculer bruyamment dans la cour, broyant le chien et sa niche… Adèle hurlait. Médusés, nous ne pouvions qu’assister impuissants à l’effondrement de la maison.

   Quand le silence est revenu, lourd, dense, chargé d’une poussière âcre et terreuse, il ne restait plus devant nous qu’une masse ratatinée, une montagne de gravats d’où émergeaient poutres, chevrons, lames de parquet, blocs de pierre, pans de toiture. Strauss, son mouchoir sur le nez, toussait. Dulong aussi. L’archéologue eut néanmoins le réflexe de retenir une seconde fois Adèle qui s’élançait vers les ruines.

   « Ils sont dessous, s’écria-t-elle. Il faut les sortir !

   — Doucement. Il faut surtout ne pas provoquer d’effondrement. Sans compter que… »

   Il consulta sa montre.

   « Sans compter quoi… ? demandai-je.

   — Sans compter que ça peut revenir. Avant toute chose, il faut localiser vos parents.

   — Ils sont dans la réserve », s’écria Adèle.

   Dulong entreprit d’escalader prudemment la montagne de gravats. Pas à pas, il progressa vers le point désigné par Adèle. Nous appelions à tour de rôle puis écoutions longuement le silence oppressant qui nous répondait, l’oreille à l’affût d’un cri étouffé, d’un gémissement, d’un râle, de n’importe quel indice sonore. Mais rien. Ou plutôt si, des dizaines de craquements, de crissements et même le chuintement de l’eau qui giclait des canalisations arrachées. Soudain, une troisième secousse survint, chassant Dulong hors du champ de ruines. Ce qui restait de la pension se tassa encore un peu par à-coups. Adèle ne criait plus mais se tordait les mains, des larmes couraient silencieusement le long de ses joues.

   Lorsque le calme fut revenu, Dulong ouvrit son téléphone, le referma d’un claquement sec : « Flûte, plus de réseau. »

   Chacun consulta le sien, y compris Adèle. « Même les appels d’urgence ne passent pas », remarqua Strauss. Il désigna les fils PTT qui pendaient le long du poteau alimentant la pension : « Plus de fixe non plus. Mais les secours sont déjà prévenus. Ils ne tarderont pas. »

   « J’y retourne, décida Dulong en ôtant sa veste. Il faut essayer de déblayer. »

   Adèle lui emboîta le pas. Je les suivis, pas très rassuré.

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