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Chapitre 3 de la Longue nuit, l'aventure d'Éric Balmuth, anciennement publié sur Atramenta, un anti-héro victime d'un tremblement de terre de dimention mondiale.
Combien parviendront à survivre sans perdre leur humanité ?

Comité d'accueil - Chapitre 3

   C’est ainsi que nous avons commencé à dégager pour tenter d’accéder à la réserve. De nouvelles secousses venaient sans cesse interrompre notre travail. Dès que le sol recommençait à frémir, nous quittions les ruines au plus vite pour nous rassembler au centre de la cour. J’ai proposé de faire une chaîne. Moellon après moellon, tuile après tuile, Dulong ramassait, passait à Strauss, qui me transmettait, puis je lançais vers Adèle qui entassait au centre de la cour. Parfois, une secousse éboulait les bords du cratère que Dulong s’efforçait de constituer et il fallait alors recommencer, évacuer encore et toujours plus de matériaux. Adèle ne pleurait plus, mais son visage gardait la trace des sillons sur lesquels la poussière était venue se coller. Elle était toute entière tendue vers un seul but : la tâche collective à accomplir pour secourir ses parents et sa grand-mère.

   Nous jetions fréquemment un coup d’œil sur nos portables. Le réseau n’avait pas encore été rétabli. L’énervement gagnait. C’était incroyable au vingt-et-unième siècle d’être ainsi coupé de tout !

   

   Au bout de trois ou quatre heures de ce travail harassant, Strauss s’est redressé. Il était en nage et ahanait comme un soufflet de forge.

   « Nous n’y arriverons jamais, lâcha-t-il. Il nous faut de l’aide. »

   Adèle aussi montrait des signes de fatigue. Plusieurs fois par minute, elle repoussait les mèches collées à son front. Son visage était cramoisi. Dulong réfléchit rapidement.

   « Le village se trouve à un kilomètre environ. Adèle, vous allez vous y rendre et demander de l’aide. Tout le monde doit être occupé, mais précisez bien que trois personnes sont sous les décombres. Y a-t-il un médecin dans les parages ?

   — Au village, le docteur Moreau.

   — Très bien. Trouvez-le, informez-le de la situation et dites-lui que nous aurons besoin de lui. »

   Nous reprîmes le déblaiement. Adèle ne réapparut qu’au bout de trois heures, bredouille, les yeux rougis. Manifestement, elle avait encore pleuré.

   « Personne ne peut venir. Ils sont comme nous. Ils cherchent des blessés. Le docteur Moreau n’est pas rentré. Ses voisins l’ont vu partir ce matin pour ses visites.

   — Vous avez demandé aux pompiers ?

   — Oui. Le capitaine Dubois était en train de chercher sa femme. Elle est sous sa maison.

   — Le SAMU, les secours ? Vous avez bien vu des secouristes ? Des gens avec des brassards ?

   — Non, répondit Adèle. Non ! Non ! »

   Nous faisions cercle autour d’elle. Dulong passait nerveusement sa main dans ses cheveux clairsemés. Il paraissait de plus en plus préoccupé. Depuis le début de l’après-midi, je le voyais se relever fréquemment pour observer le ciel. Je suivais son regard. Que voyait-il que je ne voyais pas ?

   Une nouvelle réplique a interrompu notre conciliabule. Combien cela en faisait-il ? Trente ? Quarante ?    Plus peut-être ? Lorsque le grondement a pris fin, je me suis approché de Dulong :

   « Quelque chose ne va pas ? »

   Avant de répondre, il a jeté un coup d’œil vers Strauss et Adèle qui regagnaient les ruines.

   « Les secours devraient être là, souffla-t-il. On devrait au moins entendre des sirènes et apercevoir des hélicos.

   — Ils ne vont sans doute pas tarder.

   — Prions pour que cela soit vrai. Je crois que la catastrophe n’a pas seulement touché le village et ses alentours, mais le département entier. Plus peut-être.

   — Plus que le département ? La région ? »

   Dulong a écarté les bras en signe d’ignorance. Nous avons poursuivi le déblayage tout l’après-midi. Dulong s’aidait d’une bêche, d’un pic et aussi d’une scie à bûche que nous avions dénichée dans l’atelier, de l’autre côté de la cour. Le cône s’était bien élargi et Dulong tentait à présent de progresser latéralement en espérant que la direction fût la bonne. La nuit tombante nous a contraints à interrompre les recherches, au grand dam d’Adèle. Sans éclairage, une opération de sauvetage dans des éboulis aussi instables devenait dangereuse.

   Le dîner fut rapide et frugal : quelques carottes crues piochées dans les caisses que le père d’Adèle n’avait pas eu le temps de porter à l’intérieur, les deux baguettes qu’il avait achetées le matin même, le tout arrosé d’une bouteille d’eau minérale qui traînait depuis deux jours dans ma voiture. Personne n’avait le cœur à parler. Le silence était seulement troublé par les cric-crac de mastication et les reniflements d’Adèle. Puis nous nous sommes préparés pour la nuit. Le seul abri convenable sous lequel nous ne risquions pas d’être ensevelis était la vieille fourgonnette stationnée dans la cour. Dulong, Adèle et moi nous sommes allongés à l’arrière sur les housses que j’avais arrachées aux sièges de ma Rover. Strauss, lui, préféra dormir dans sa BMW.

 

   Dire que la nuit fut effroyable serait en deçà de la réalité. Les répliques avaient perdu en intensité mais, toutes les vingt ou trente minutes, les amortisseurs se mettaient à grincer et la fourgonnette tressautait sur ses essieux. Lorsque je parvins enfin à m’endormir, ce fut pour être réveillé presque aussitôt par les premières lueurs du jour. Dulong et Adèle étaient déjà debout. Ce dernier semblait avoir pris dix années d’un coup. Après quelques carottes crues destinées à tromper la faim, il nous fit part des cogitations qui avaient occupé sa longue nuit d’insomnie :

   « Examinons les faits. La première secousse a eu lieu vers huit heures hier matin. Logiquement, les secours auraient dû arriver dans les deux heures suivantes. Disons trois pour être large. Vingt-quatre heures ont passé et toujours rien. Le séisme est donc plus important que nous ne le pensions. En attendant que l’aide arrive, nous allons devoir nous débrouiller par nous-mêmes. Voilà ce que je propose :

   « Strauss et moi allons continuer à déblayer. La progression latérale pour atteindre la réserve est laborieuse et nous n’avons pas besoin d’être aussi nombreux dans le cratère.

   « …Ce qui va vous permettre de vous rendre au village, Balmuth. À défaut de secours, il va nous falloir du matériel de soin : des bandages, des ciseaux, du désinfectant, des antalgiques, que sais-je encore… Voyez ce que vous pouvez obtenir. Nous aurons également besoin de nourriture sans quoi nos organismes ne tiendront pas le coup. Autre chose : il nous faut de l’eau. À défaut d’eau, essayez de rapporter des cachets de DCCNa pour la rendre potable. Vous trouverez ça en pharmacie. Il y a un bac de récupération sous la gouttière du jardin. Il est plein. Dans le pire des cas nous nous contenterons d’eau de pluie en attendant les ravitaillements.

   « Quant à vous Adèle, votre mission sera de guider Balmuth. Les gens du coin vous connaissent, on vous écoutera plus facilement si vous êtes avec lui. »

   Pendant qu’Adèle se préparait, Dulong me prit à part :

   « Prenez votre temps. Laissez-nous cinq ou six heures au moins.

   — Comment ça, prendre notre temps ?

   — Hier juste avant la nuit, j’ai dégagé un pied humain, probablement son père. Les autres ne sont sans doute pas très loin. Je ne me fais aucune illusion : depuis hier après-midi, j’ai la certitude que plus personne ne vit là-dessous. Nous allons tenter de dégager les corps et de les remonter pour les rendre présentables. La gamine n’a pas besoin d’assister à ça. »

   La nouvelle me laissa sans voix quelques secondes. « Mon Dieu ! » pensais-je. Bien sûr, ce n’était pas vraiment une surprise. L’absence de réponse, l’état des ruines, autant de détails qui laissaient présager le pire. Mais un pressentiment est une chose, l’entendre confirmé par Dulong en était une autre.

 

   Sur la route de Saint-Laurent, Adèle ne proféra pas un mot. Moi non plus. À peine si j’osais la regarder. « Essayez de la préparer à cette éventualité », m’avait soufflé l’archéologue au dernier moment. Facile à dire, tiens ! Comment annoncer à une gamine que d’un coup elle vient de perdre son père, sa mère et sa grand-mère ? J’en aurais presque voulu à Charles Dulong si la tâche macabre qu’il s’était réservée n’eût été au moins aussi pénible…

 

   C’est au niveau du dernier virage, juste avant la pancarte d’entrée d’agglomération, que j’ai compris pourquoi Adèle était revenue bouleversée la veille. Pour la première fois, j’ai pris conscience de l’ampleur et de la violence des événements que nous étions en train de vivre. Ce n’était plus une habitation démolie que j’avais sous les yeux, mais des dizaines, des centaines : Saint-Laurent, la paisible petite bourgade où j’avais dîné l’avant-veille, n’était plus qu’un monstrueux champ de ruines. En quelques heures, elle avait été rasée, balayée, anéantie, soufflée. Et combien d’autres villages aux alentours se retrouvaient dans le même état ? Combien de kilomètres carrés avaient été pulvérisés comme sous la botte d’un géant ? Angoulême, la grosse ville toute proche, dans quel état se réveillait-elle ce matin-là ?

 

   Nous nous sommes approchés doucement, muets, impressionnés. La rue principale était encombrée de gravats. Certaines ruelles latérales étaient complètement obstruées. Nous devions zigzaguer entre des montagnes de décombres instables. À travers les plaies béantes des murs, nous devinions des chaos de meubles renversés, des amoncellements de débris de toutes sortes, des capharnaüms d’ustensiles, de chaises, de vaisselle cassée, de livres, d’appareils ménagers, de bibelots, d’objets divers gisant pêle-mêle. Il y avait quelque chose d’indécent à contempler ces entrailles à nu, à dévisager l’intimité banale des familles qui avaient vécu ici et qui peut-être y étaient ensevelies.

   Adèle m’a désigné quelque chose. Un jouet à moitié enfoui sous les gravats, un ours en peluche tout bête qui me fixait de son œil unique. Qu’était devenu son petit propriétaire ? N’y avait-il donc plus personne de vivant dans ce village ? J’ai réalisé que la première secousse avait frappé au pire moment, le samedi matin, à l’heure où, après une semaine de labeur, les gens se prélassent au creux de leurs draps en retardant le moment du lever. Les plus matinaux, ceux qui se préparaient à partir travailler, prenaient leur douche ou leur petit-déjeuner. Beaucoup avaient dû mourir avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qu’il se passait.

​

   Nous nous sommes frayé un chemin vers le centre du village. Pour la plupart, les habitations s’étaient effondrées sur elles-mêmes comme des châteaux de cartes, en débordant sur la chaussée. Parfois l’une d’elle avait résisté et, allez savoir pourquoi, se dressait encore, fissurée, lézardée, les tuiles en bataille et les huisseries dégondées, mais debout et fière tout de même. Pour combien de temps ?

   Nous sommes arrivés au niveau de la place centrale. Au-delà du parvis, l’église semblait avoir été fendue à la hache. La partie centrale s’était écroulée laissant apparaître le chœur avec son autel. C’est là qu’un homme déambulait, hagard, redressant les porte-cierges, époussetant les prie-Dieu.

   « Monsieur le curé ! » s’est exclamée Adèle.

   Le prêtre a sursauté. Il avait les yeux d’une bête traquée.

   « Adèle, fit-il enfin. Adèle Mercier ! Dieu soit loué, tu n’as rien !

   — Vous êtes tout seul ? Où sont les gens ?

   — Les gens ? »

   Le prêtre échappa un sanglot : « ils sont là, les gens. Ils sont tous là ! » Son geste englobait l’édifice. « Ils sont devant toi, les gens, répéta-t-il. Ils sont dessous ! C’est le châtiment Divin !… La punition de Dieu ! C’est l’apocalypse, le Jugement Dernier ! Ce monde était pourri au cœur ! Seuls les justes et les vertueux seront épargnés ! »

​

   Plus tard, à la lumière de quelques témoignages, nous avons pu reconstituer une partie de ce qui s’était passé la veille au soir dans le village : la plupart des rescapés, exténués par les travaux de sauvetage, s’étaient rassemblés dans l’église pour y entendre une messe improvisée. Ils pensaient trouver entre ces murs multiséculaires un abri sûr. Hélas ! Une secousse de trop avait fait s’écrouler sur eux les épaisses voûtes de pierre. Le prêtre avait été le seul épargné. Indemne mais traumatisé : malgré les suppliques d’Adèle, il ne voulait plus quitter les pourtours de son autel.

​

   Nous avons marché jusqu’à la pharmacie. Malheureusement celle-ci n’était plus qu’un amas de décombres. Impossible de s’y procurer quoi que ce soit. Nous nous sommes résolus à pénétrer dans une vieille demeure bourgeoise qui se dressait à l’écart des autres. Les lourds vantaux de la porte d’entrée étaient obstrués par les gravats. J’ai tenté en vain de faire sauter un volet avec une barre de fer. Finalement, nous avons escaladé les décombres, agrippé un balcon en fer forgé, repoussé une porte-fenêtre pour atterrir dans une chambre d’enfant. Le verre crissait sous nos pas et le plancher tanguait dangereusement comme le pont d’un bateau pris dans la houle. Ce qui restait de l’escalier intérieur nous a permis d’atteindre le rez-de-chaussée. Il faisait sombre. Au bout d’une minute, nos yeux se sont habitués à la pénombre.

   « Là », a chuchoté Adèle en désignant un frigo renversé et des étagères.

   À la hâte, nous avons fait main basse sur un jambon entier, la moitié d’un saucisson, du beurre, de la confiture, du chocolat, du fromage. Je me suis emparé également d’un pain poussiéreux mais encore tendre. Adèle a avisé plusieurs couvertures qui nous seraient utiles pour la nuit à venir. Pataugeant dans une salle de bain inondée, nous avons pioché dans l’armoire à pharmacie, de l’aspirine, du paracétamol, des bandages… J’ai rajouté quelques boîtes de fruits au sirop, un ouvre-boîte, des couverts, une torche électrique et une radio de poche pour prendre les nouvelles. Nous avons fourré le tout dans une valise et c’est ainsi lestés d’une bonne vingtaine de kilos que nous avons repris le chemin en sens inverse.

   Au moment de dévaler le tas de gravats, une voix graillonnante nous a intimé l’ordre de nous arrêter. C’était le patron de la pizzeria, le gros Mario, qui nous menaçait d’une barre de fer. J’ai tenté de m’expliquer, de lui dire « Vous me reconnaissez, j’ai dîné chez vous avant-hier soir ! » Mais une bourrade dans les reins m’a fait taire. Son comparse, un dénommé Lucas, était arrivé par-derrière et nous tenait en joue avec un fusil de chasse.

   « Avancez et faisez pas les couillons, sinon… »

   Nous avons suivi Mario tandis que Lucas fermait la marche. « Lucas c’est le pharmacien, m’a glissé Adèle. Il va pouvoir nous aider. »

   On nous a conduits vers la place de la mairie, les mains toujours en l’air. Là, une dizaine de personnes était occupée à déblayer les ruines sous les ordres d’un individu qui supervisait le chantier. J’ai esquissé une grimace en reconnaissant le buraliste, celui-là même qui m’avait escroqué l’avant-veille : Segonzac. Il portait le même gilet bariolé que derrière son comptoir et sa veste était couverte de poussière. Une balafre toute fraîche barrait sa joue.

   « On les a surpris en train de piller la maison du maire », expliqua Mario.

   Le regard perçant du buraliste nous toisa sans indulgence. Il s’attarda plus longuement sur Adèle.

   « La petite Mercier, lâcha-t-il. Voler les gens du pays ! Tu devrais avoir honte !

   — Nous avons besoin d’aide pour sauver mes parents et ma grand-mère, a répondu crânement Adèle. Monsieur Lucas, il nous faut du matériel de soin ! »

   Lucas a abaissé son arme, mais d’un regard, Segonzac lui intima l’ordre de reprendre la pose.

   « Nous en sommes tous au même point, rétorqua-t-il. Vous transportez quoi là-dedans ? »

   Il a fait un signe. Mario m’a arraché la valise et l’a retournée sur le sol.

   « De la nourriture, a fait le buraliste la voix glacée. Je vois surtout de la nourriture. Et de l’argenterie, du matériel hi-fi…

   — Nous avons besoin de nourriture, intervins-je à mon tour. De couverts aussi. Nous n’avons plus rien. La radio de poche, c’était pour entendre les informations. Je vais vous donner mon nom et mon adresse. Je dédommagerai le propriétaire pour ce que nous avons pris chez lui.

   — …le tout dans une valise de marque », poursuivit Segonzac.

   Lucas hésita :

   « Alors, on en fait quoi ? bredouilla-t-il.

   — Enfermez-les, ordonna le buraliste. Ce sont des pillards. Nous les remettrons aux autorités. »

   Adèle a eu beau protester, j’eus beau jurer de ma bonne foi, rien n’y a fait. Sous la menace du fusil, nous avons été dirigés vers un box grillagé à l’arrière des bâtiments municipaux. Dans un coin, quelques écuelles laissaient penser que c’était le chenil réservé aux chiens errants capturés sur la commune. Un gamin d’une vingtaine d’années était déjà là, prostré, la tête entre les mains. Il a bondi sur ses pieds en nous apercevant.

   « Bruno ! s’est étonnée Adèle. Ils t’ont attrapé aussi ! »

   Lucas et Mario repartis, le jeune homme nous a raconté comment il avait été arrêté, six heures plus tôt, par le trio de commerçants érigé en milice communale anti-pillards alors qu’il escaladait la clôture du jardin de son oncle.

   « Tu as du téléphone, toi ? a demandé Adèle. On pourrait appeler la gendarmerie.

   — Je passe pas. Ça doit être le mur. »

   Une attente interminable a commencé. Après avoir parlé pendant plus d’une heure, les deux jeunes gens se sont tus. Fréquemment, je consultais mon portable pour constater que le réseau restait désespérément muet. J’ai fini par le couper pour économiser la batterie. Je pensais à Dulong et à Strauss qui guettaient notre retour. « Prenez votre temps », avait conseillé Dulong. Il allait être servi : les cinq heures qu’il m’avait demandées étaient déjà largement dépassées.

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