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Chapitre 4 de la Longue nuit, l'aventure d'Éric Balmuth, anciennement publié sur Atramenta, un anti-héro victime d'un tremblement de terre de dimention mondiale.
Combien parviendront à survivre sans perdre leur humanité ?

L'hypothèse - Chapitre 4

   Quatre heures de l’après-midi.

   Cela faisait sept heures que nous étions partis. Le ciel s’était assombri, et l’atmosphère se parait d’une étrange luminosité. Je commençais à redouter d’avoir à passer la nuit dans ce trou à rat, exposé à tous les courants d’air, le ventre vide et sans couverture. Dulong allait-il s’inquiéter et, ne nous voyant pas réapparaître, partir à notre recherche ?

   « Je n’en peux plus, a fait soudain Adèle. Tournez-vous s’il vous plaît. »

   Chacun notre tour, nous avons été nous soulager dans le recoin le plus sombre du chenil. Une demi-heure s’est encore écoulée. Le jeune Bruno était tombé dans une espèce d’apathie hébétée. Assis dos à la grille, la tête entre les mains, il se berçait d’avant en arrière en marmonnant une litanie incompréhensible. Soudain, il s’est levé, il a empoigné les grilles de la cage, les a secouées à s’en blanchir les phalanges. Il a hurlé le nom du buraliste à pleins poumons : « Segonzac, Segonzac ! Espèce d’enfoiré ! Tu vas le payer si tu ouvres pas cette porte tout de suite ! »

   Adèle le tira en arrière. Elle tenta de le calmer, mais le pauvre garçon n’entendait plus rien : « Segonzac, amène-toi espèce d’enflure ! » Bien sûr, Mario et Lucas ne tardèrent pas à faire leur apparition.

   « Je veux parler à Segonzac », s’écria le jeune homme.

   Mario lui a jeté une paire de menotte.

   « OK, enfile ça et pas d’histoires, hein ? »

   Docilement, Bruno s’est exécuté.

   « Et nous ? » s’est écriée Adèle alors qu’il partait encadré des deux autres.

   Mario s’est retourné, sa face fendue d’un sourire mauvais.

   « Sois pas pressée ma belle, ton tour arrive. »

   Ils sont réapparus au bout d’une demi-heure, le jeune Bruno plus traîné que marchant. Lucas a ouvert la grille, le jeune homme s’est effondré sur le béton du chenil. Son arcade était en sang, son visage tuméfié et son œil gauche fermé sous sa paupière gonflée. Adèle s’est jetée sur lui :

   « Vous lui avez fait quoi, espèces de brutes ? »

   Le petit rire sarcastique de Mario m’a glacé le dos :

   « Il est tombé dans l’escalier. » Puis, agitant son doigt dans ma direction : « À ton tour. Interrogatoire ! »

   J’étais blême de peur et de colère contenue. J’ai jeté un coup d’œil vers le ciel. Le soleil était en train de s’écraser sur l’horizon, baignant les ruines d’une lumière rasante, absurde, irréelle. C’est sûr, Dulong n’arriverait plus. Pas ce soir. Il nous fallait gagner du temps et surtout, ne pas se séparer. J’ai désigné Adèle :

   « Je ne pars pas sans elle !

— Pas question », a rétorqué Lucas.

   Mais le gros Mario a plissé ses petits yeux porcins :

   « Qu’est-ce qu’on risque ? Après tout, c’est nous qu’on a le fusil ! »

   Il nous a jeté la paire de menottes avec laquelle nous nous sommes reliés. C’est au moment de franchir le seuil que je me suis jeté sur Lucas. De ma main libre, j’ai empoigné le canon du fusil. Le coup est parti, assourdissant et manquant de peu le gros Mario. Une courte lutte s’est engagée. Second coup de feu, en l’air cette fois. Lucas, sec et nerveux, est parvenu à me feinter. Je me suis retrouvé étranglé entre ses bras, mais Adèle a fait basculer l’avantage en se jetant sur son dos. Déséquilibré, le pharmacien a trébuché. J’ai eu la présence d’esprit de m’emparer du fusil et d’en asséner un coup vigoureux dans la figure de Mario qui venait de se jeter dans la mêlée. Lucas, toujours à terre, a réussi à saisir la cheville d’Adèle. Quant au jeune Bruno, il tentait péniblement de se relever. C’est à ce moment-là qu’alerté par le vacarme, Segonzac est entré en scène.

   « Les laissez pas s’enfuir ! »

   Il farfouillait dans sa poche.

   « Bruno, dépêche-toi ! » s’est écriée Adèle.

   J’ai balancé mon pied dans la figure de Lucas. D’un bond, toujours reliés par nos menottes, nous avons atteint l’angle du bâtiment et filé à droite. J’ai juste eu le temps d’apercevoir Bruno s’enfuir par la gauche.

« Rattrapez-les ! hurlait Segonzac en brandissant un pistolet. Les laissez pas s’échapper ! »

   Lucas et Mario sur nos talons, nous avons dévalé un long talus escarpé en nous écorchant aux épines avant d’atterrir sur une prairie marécageuse. Nous pensions en avoir terminé, mais les autres étaient toujours derrière nous. La peur au ventre, nous avons détalé et suivi un moment le couvert d’une lisière, franchi un fossé dans lequel l’eau nous montait aux genoux, traversé une seconde prairie, un autre fossé. La lune s’était levée et sa clarté blafarde dessinait d’étranges silhouettes autour de nous. Nos poursuivants paraissaient semés. Rassurés, nous avons enfin ralenti l’allure. Adèle boitillait. Seuls le bruit de nos pas et celui des branchages qui nous fouettaient le visage, troublaient le silence. Nous nous sommes écroulés à l’abri d’une haie.

   « Vous savez où nous sommes ? ai-je demandé au bout d’un moment.

   — Aucune idée. Nous devons être à des kilomètres de chez ma grand-mère. »

   L’atmosphère était étrange, figée. Pas un seul de ces bruissements ou frôlements qui d’habitude peuplent la nuit de mille sursauts effrayants. Un silence dramatique dans lequel nos voix semblaient porter à des centaines de mètres. Instinctivement, Adèle a baissé d’un ton :

   « Il me semble que nous avons tourné en rond.

   — Nous aviserons demain. Pour le moment, il faut trouver un endroit où passer la nuit. »

   C’est finalement un hangar à bétail qui nous a recueillis. Quelques bottes de paille s’amoncelaient dans un coin. Nous en avons délié quelques-unes et nous nous sommes allongés côte à côte. Bien calé dans ma litière, j’étais encore trop émotionné pour m’endormir tout de suite. Les yeux grands ouverts sur le vide, j’ai passé en revue les événements de la soirée :

   « Il faudra traduire ces gens en justice, ai-je conclu tout haut. Le dénommé Segonzac menait la bande, c’est sûr, mais les autres obéissaient sans état d’âme. »

   Adèle n’a pas répondu. Elle s’était endormie, menottée à mon bras. Mentalement, j’ai fait le décompte des éléments dont nous disposions pour aider les enquêteurs : Segonzac le chef, Lucas l’homme au fusil et Mario, le gros Mario et son zèle de kapo… Puis, vaincu par la fatigue à mon tour, j’ai glissé sans m’en apercevoir dans un sommeil agité, entrecoupé de cauchemars de fuite éperdue.

 

   Ce n’est qu’au matin, avec le jour, que nous avons repris le chemin de la pension Mercier. Dulong n’a pas caché son soulagement en nous voyant réapparaître. Pendant qu’armé d’une scie à métaux il nous débarrassait des menottes, je lui ai raconté succinctement nos mésaventures de la veille. Lorsque j’en ai eu terminé, son air préoccupé s’est encore rembruni sous le regard interrogateur d’Adèle. Une question brûlait les lèvres de l’adolescente. Une question qu’elle n’osait formuler tant elle en redoutait la réponse. Dulong reposa son outil.

   « Pardonnez-moi si je ne sais pas trouver les mots », commença-t-il.

   Mais Adèle fit signe qu’elle avait compris :

   « Ils sont où ? Je peux les voir ?

   — Nous venons juste de fabriquer deux caisses pour votre père et votre grand-mère avec les planches de la remise. Quant à votre mère, elle est toujours dessous. Impossible de la localiser sans matériel spécifique. »

   Nous nous sommes rendus sous le préau où s’alignaient les cercueils de fortune. L’archéologue s’était arrangé pour masquer autant que possible les outrages de la catastrophe. Les visages avaient l’air apaisé, comme s’ils dormaient. Avant de refermer, Adèle a demandé à rester seule.

   « Qu’allons-nous faire à présent ? ai-je demandé à Dulong pendant qu’elle se recueillait.

   — Dans l’immédiat il est indispensable de procéder à une inhumation provisoire. Plus tard, les autorités feront transférer les corps dans un vrai cimetière. Je vous préviens que la cérémonie risque d’être difficile. Je compte sur vous pour soutenir la petite. Pour le reste, je vous parlerai à tous après le déjeuner. »

   Strauss, Dulong et moi nous sommes relayés pour creuser deux trous dans un carré du jardin. Strauss soufflait comme une locomotive, les yeux exorbités. Dulong piochait méthodiquement, mécaniquement, comme un automate, ne se redressant que de brefs instants pour observer furtivement l’horizon qui s’assombrissait. Puis nous avons transporté les caisses et, à l’aide de cordes, nous les avons laissé glisser au fond du trou. Les premières pelletées de terre ont résonné bizarrement sur les lames de bois dans le silence glacé de la fin de matinée. Adèle s’est mise à pleurer doucement. Instinctivement, Strauss et moi nous sommes rapprochés pour l’encadrer. Strauss a passé son bras autour des épaules de l’adolescente, ce qui a eu pour effet de faire redoubler ses sanglots. Un petit vent s’était levé et le ciel à l’ouest s’encrassait d’une couverture violacée inquiétante. Un orage montait. C’était à peine le début de l’après-midi et pourtant on se serait cru à l’heure indécise où le crépuscule, inexorablement, s’abat sur les campagnes, noyant les lignes et fondant les masses en un amalgame indéfinissable.

​

   Après avoir planté deux croix destinées à marquer l’emplacement des tombes, nous sommes remontés dans la cour. Dulong et Strauss avaient extrait de la réserve quelques provisions pour casser la croûte. Malgré nos encouragements, Adèle ne parvint pas à avaler une seule bouchée. Puis Charles Dulong prit la parole comme il l’avait annoncé :

   « Nos chemins vont se séparer », commença-t-il.

   Adèle qui avait cessé de pleurer, a relevé le nez :

   « Et ma mère ?

   — Je suis désolé pour votre mère. Nous ignorons où elle se trouvait lorsque la maison s’est effondrée. Nous manquons de temps pour la localiser. Et puis regardez-nous : Strauss est blessé au pied, Balmuth a les mains en sang. Vous-même êtes exténuée, Adèle. Nous sommes tous affaiblis. Il nous faudrait des moyens, des engins, des chiens, du matériel que nous n’avons pas… »

   Adèle hocha la tête comme pour approuver, mais en réalité tout son être se refusait à cette évidence.

   « …et puis, j’ai une famille, moi aussi, rajouta doucement Dulong en posant la main sur son bras. Je dois rejoindre ma femme, la rassurer. Je vais accompagner Strauss jusqu’à Angoulême. Là-bas, il va tenter de retrouver des compatriotes pour regagner l’Allemagne. Moi, je vais poursuivre vers Marseille par tous les moyens possibles.

   « C’est d’ailleurs à ce propos que j’ai une faveur à vous demander, jeune Adèle. Je voudrais vous emprunter la 4L de votre grand-mère, celle qui est sous l’appentis. Nous l’avons dégagée hier soir avec Strauss. Elle est le seul véhicule qui tourne encore.

   — Pas de souci, vous pouvez l’utiliser.

   — Merci. Je vous la rapporterai dès que… dès que la situation sera rétablie.

   « Mais avant de partir, je voulais vous parler à tous les deux.

   « Vous avez pu constater mon inquiétude croissante en ne voyant pas arriver les secours. Ce retard est dû à l’ampleur de la catastrophe. Quelle est cette ampleur ? Je l’ignore, même si chaque heure qui passe en repousse les limites. Je pense que Paris a été touché. J’en veux pour preuve les communications interrompues. Toutes les communications. La radio de votre voiture ne reçoit plus, Balmuth, ni dans la bande FM, ni dans les grandes ondes. La radio de la fourgonnette ne capte rien non plus, de même que la radio de la BM de Strauss. Le diagnostic est simple : soit ces trois appareils ont tous été endommagés, soit ce sont les stations qui n’émettent plus. Ou encore les antennes qui ne relaient plus. Les deux dernières hypothèses sont les plus probables. Il faut s’attendre à ce que toute l’Europe occidentale ait été touchée par des secousses à un niveau impossible à déterminer…

   — Toute l’Europe ? » fis-je abasourdi.

   Strauss opinait silencieusement, déjà convaincu. Les deux hommes avaient dû évoquer longuement le sujet la veille au soir. Dulong reprit :

   « La BBC et les autres stations internationales ne passent pas non plus. Un autre indice que je vous livre : vous avez constaté comme moi la trajectoire des avions dans la journée de samedi. Ils décrivaient des arcs de cercles, comme s’ils se détournaient de leur direction initiale, comme s’ils ne savaient plus où se poser. Comme si plus aucun aéroport n’était capable de les accueillir… »

   J’échangeai un regard avec Adèle.

   « Je n’ai rien remarqué », avouai-je

   Dulong poursuivit :

   « Et hier, plus d’avion du tout alors que, au contraire, le trafic gros porteur aurait dû s’intensifier. Pas d’hélicoptère non plus. Chaque jour sans hélicoptère et sans ambulance me conforte dans la certitude que cette catastrophe est au moins continentale. Nous vivons un bouleversement majeur et inédit pour lequel je ne vois que deux causes possibles : soit l’explosion d’un volcan ou d’une chaîne volcanique, soit la rencontre de notre planète avec un astéroïde. »

   Je suis resté deux secondes interloqué avant de laisser échapper un petit rire nerveux qui s’est terminé en hoquet devant l’air grave de Dulong.

   « Un astéroïde ? a articulé Adèle incrédule.

   — Disons, pour simplifier, un rocher venu de l’espace. Une grosse météorite. Un objet de quelques mètres anéantit une ville. Au-delà de quelques centaines de mètres, c’est un pays entier qui est pulvérisé. Plus gros encore, ce peut être la planète… Mon travail d’archéologue m’a amené à étudier l’histoire de la Terre sous certains angles particuliers dont celui du catastrophisme. Laissez-moi vous raconter l’histoire des dinosaures… »

​

   Dulong parla longtemps.

   Il m’est impossible de retranscrire ici l’intégralité de son discours de ce lundi matin-là tant ces notions étaient nouvelles pour moi. Il nous a dépeint l’hypothèse de la collision comme une évidence, même si cette probabilité – il l’admettait lui-même – était jugée infime par les scientifiques. Infime, et pourtant, selon lui, c’est ce qui s’était produit.

   « Au cours de son histoire, avait commencé Dulong, la Terre a régulièrement été bombardée par des objets venus de l’espace. Les plus massifs ont entraîné l’extinction quasi complète des espèces existantes. L’une des collisions les plus récentes remonte à la fin du Crétacé, à l’époque où des dinosaures géants régnaient sur le monde. Il a suffi, pour éliminer ces grosses bestioles, poursuivait-il, d’un rocher d’une dizaine de kilomètres de diamètre tombé dans le golfe du Mexique. Ce rocher c’était un grain de sable par rapport à la taille de notre planète, mais un grain de sable suffisant pour tout bouleverser. »

   Selon Dulong, en s’écrasant un astéroïde pulvérisait au sens propre une région entière. Mais surtout il provoquait une suite de catastrophes en chaîne dont la plus dévastatrice était, toujours selon lui, l’installation d’un couvercle semblable à celui provoqué par une éruption volcanique.

   « D’ailleurs le couvercle arrive, rajouta-t-il. Regardez. »

   Nous nous sommes retournés vers l’ouest. Le ciel s’était encore assombri.

   « Si ma conclusion est juste, nous voyons arriver un plafond de poussières, de vapeur d’eau et de fumées. Et aussi peut-être de cendres et de scories projetées par les dizaines de volcans qui se sont réveillés. Ce plafond va recouvrir le globe d’une nappe plus ou moins épaisse et nous cacher le soleil. La température va baisser. La végétation aura du mal à pousser. Ça pourrait durer plusieurs semaines ou plusieurs mois. Ou plus longtemps encore peut-être. Dans le jargon des scientifiques, on appelle ce phénomène un hiver nucléaire.

   — Nous allons être irradiés ?

   — Non. Ce terme caractérise seulement un phénomène dont les effets sur le climat sont similaires à ceux d’une guerre atomique : une atmosphère obscurcie, un ensoleillement moindre. On tient pour admis que dans le passé un volcan comme le Laki en Islande a décimé la population insulaire, entraîné des bouleversements jusqu’en Europe, perturbé l’agriculture et provoqué les famines qui elles-mêmes sont en partie à l’origine de la révolution française.

   — Et les secousses ? a demandé Adèle. Elles vont s’arrêter quand ?

   — Je n’en sais fichtrement rien. J’imagine que la suite dépend de notre éloignement du point d’impact de l’astéroïde. Vous avez dû apprendre à l’école que la surface de la planète est constituée de plaques qui flottent sur un océan de magma et se meuvent les unes par rapport aux autres. Des équilibres complexes ont été rompus, il faut que tout se recale… »

​

   Je dois l’avouer, j’avais du mal à gober cette histoire de météorite géante. Je regardais le plafond nuageux à l’ouest, ce que Dulong appelait le couvercle, et je ne le trouvais guère différent d’un vilain ciel d’orage. Un peu plus lourd peut-être ? Un peu plus plombé ? Mon instinct rationaliste m’a toujours poussé à me méfier des théories fumeuses issues du cerveau exalté de savants fous et jubilants à l’idée de vivre des catastrophes inédites, jamais décrites ni analysées dans aucune chronique humaine.

   À dire vrai, ma principale préoccupation, cet après-midi-là, était de réfléchir au moyen de dégager ma Rover de la posture fâcheuse dans laquelle elle se trouvait. Je pressentais que trouver un dépanneur n’allait pas être une mince affaire. C’est ce que j’ai confié à l’archéologue quelques minutes plus tard quand il me demanda discrètement ce que je comptais faire. Ma réponse accentua son air préoccupé. Il jeta un coup d’œil vers Adèle. La jeune fille et l’Allemand étaient en train d’échanger leur adresse Facebook et leur numéro de portable pour pouvoir se recontacter lorsque la situation serait redevenue normale.

   « J’ai cru comprendre que vous n’aviez d’attache nulle part, Balmuth. Pourriez-vous rester quelques jours pour veiller sur la gamine, le temps que les secours locaux s’organisent et la prennent en charge ? »

   J’ai réfléchi quelques secondes avant d’accepter la mission. Une semaine ; je me donnais une semaine. Dulong a eu un soupir de soulagement :

   « Ne la perdez pas de vue, a-t-il recommandé. Méfiez-vous de tout ce qui ne porte pas un brassard officiel de sauveteur. Vous avez vu de quoi sont capables trois cow-boys livrés à eux-mêmes. »

   Strauss et Adèle avaient chargé quelques vivres dans la 4L. L’essieu gémit lorsque l’énorme teuton prit place côté passager. Dulong passa le bras par la portière :

   « Au revoir Balmuth. Merci et bonne chance à vous. Jeune Adèle, je vous promets de revenir dès que possible. N’oubliez pas que je vous dois une voiture ! »

   Nous les avons regardés s’éloigner sur la route en brinquebalant et disparaître derrière le premier virage. Un vent glacé fouettait les fils téléphoniques qui pendaient le long du poteau. J’ai profité de l’accalmie entre deux secousses pour descendre dans le cône de déblayage agrandi par Dulong, gagner à quatre pattes l’emplacement de la réserve et récupérer un maximum de nourriture. Il m’a fallu plusieurs voyages. Adèle entreposait le tout sous le préau. Ses quintes de toux déchiraient l’air.

   « Demain, nous essayerons de tirer votre voiture avec le tracteur de mon père, proposa-t-elle. Je sais comment on le démarre. »

   Mais une autre urgence m’assaillait déjà. Il était à peine seize heures et la clarté baissait à vue d’œil. La nuit serait là d’ici peu. Il nous fallait absolument des vêtements chauds ou, à défaut, des couvertures. Adèle a réfléchi :

   « Chez moi, dans le garage, il y en a tout un lot qui devrait être accessible. »

   Nous sommes donc partis sans tarder, après avoir empaqueté quelques vivres dans une housse de voiture en guise de baluchon. Sur la route, instinctivement, nous accélérâmes le pas. Adèle jetait de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. La menace que représentaient Segonzac et ses sbires, hantait notre esprit. Trois quarts d’heure plus tard, sans avoir croisé personne, nous longions un haut mur d’enceinte avant d’arriver devant deux grilles en fer forgé soutenues par une paire de piliers massifs, légèrement en retrait de la route.

   « C’est ici, annonça Adèle. Bienvenue chez moi. »

   Une large allée de graviers menait jusqu’à une imposante bâtisse dont la silhouette blafarde se découpait dans le crépuscule. Comme nous avancions, un presque-sourire timide se dessina sur le visage d’Adèle : la maison qui nous faisait face – sa maison – était de celles qui avaient résisté aux secousses. Assez haute avec son rez-de-chaussée surmonté de deux étages, elle était zébrée de fissures autour desquelles le crépi s’était détaché par plaques, comme un immense eczéma. Les ouvertures ne possédaient plus un seul carreau intact et des brouettées de tuiles s’amoncelaient à ses pieds mais le bâtiment restait courageusement debout.

   Adèle a gravi d’un bond le large perron encombré de gravats.

   « On va pouvoir récupérer des sacs de couchage ! s’est-elle exclamée. Et des oreillers aussi ! »

   Prudemment, nous nous sommes risqués par la lourde porte à double battant. Pas d’électricité là non plus. Farfouillant à tâtons dans la cuisine, Adèle a déniché une lampe-torche qui nous a permis de grimper au premier et d’attraper à la hâte quelques couvertures. C’est à ce moment-là que la glace d’une armoire s’est mise à vibrer dans son cadre. Une sourde vibration montait des entrailles de la Terre. Nous nous sommes immobilisés, pétrifiés, les sens aux aguets. Les meubles tressautaient, les objets s’entrechoquaient, une lampe en porcelaine s’est brisée en dégringolant d’une table de nuit, une pile de livres s’est éparpillée. Et puis résolument, aussi subitement qu’il avait commencé, le phénomène a pris fin.

   « Partons, ai-je soufflé. Ça reste dangereux. »

   Il faisait nuit noire à présent et c’est à l’intérieur de l’abri de jardin que nous avons décidé de passer la nuit. Nous avons étalé à même le sol quelques couvertures pliées en quatre, disposé dessus duvets et oreillers. Dans la clarté mourante de la lampe-torche j’ai contemplé nos couchettes de fortune. J’étais démoralisé. Après la tôle de la fourgonnette, après la paille de l’étable, c’était à présent sur de la terre battue que nous allions tenter de dormir. Pouvait-on tomber encore plus bas ? Quand donc les secours arriveraient-ils ?

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