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Chapitre 6 de la Longue nuit, l'aventure d'Éric Balmuth, anciennement publié sur Atramenta, un anti-héro victime d'un tremblement de terre de dimention mondiale.
Combien parviendront à survivre sans perdre leur humanité ?

La nuit en plein jour - Chapitre 6

   L’installation définitive de la Longue Nuit coïncida avec une amélioration notable de l’état d’Adèle. Sa fièvre avait baissé, elle ne délirait plus. Pour autant son appétit ne revint pas. Je devais me fâcher pour qu’elle acceptât de se nourrir. Durant ces trois jours de fièvre, je n’avais osé lui faire avaler autre chose que le jus des fruits au sirop. Vendredi après-midi, je passai résolument à une nourriture consistante. Adossée au mur de planches, enroulée dans sa couverture, elle tournait la tête pour éviter la cuillère que je lui tendais. Je dus élever la voix pour la ramener à la raison.

   Très vite, elle s’aperçut qu’aucun jour ne filtrait à travers les lames mal jointes de la porte.

   « Quelle heure est-il ? » s’enquit-elle.

   Je feignis n’avoir pas entendu. Je ne voulais pas lui dévoiler la vérité, pas tout de suite en tout cas. Mais au bout d’un moment, elle s’agita à nouveau. Elle fit mine de se lever :

   « J’ai été malade combien de temps ? Quel jour sommes-nous ?

   — Rasseyez-vous. Mangez pour prendre des forces.

   — Je veux savoir ce qu’il se passe ! »

   Je haussai les épaules.

   « Très bien, consentis-je. Vous l’aurez voulu. »

   Pêle-mêle je lui narrai les nuages, le vent, le jardin dévasté, et même la fine pellicule de glace que j’avais remarquée ce matin-là à la surface du bassin aux poissons rouges. Elle m’écouta religieusement, s’efforça de rester impassible, mais je voyais bien qu’elle était bouleversée.

   « Monsieur Dulong avait raison, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

   — Probablement, admis-je.

   — Et les secours ?

   — Je n’ai vu personne. »

   Vendredi et samedi coulèrent dans ce même état d’esprit d’abattement. À la surface du bassin, la couche de glace s’était épaissie. Le vent soufflait toujours, mais il avait perdu de sa violence, rendant le froid moins piquant, même si les températures avaient encore chuté.

   Une question embarrassait Adèle qu’elle me posa enfin :

   « C’est vous qui m’avez passé ces habits ?

   — Oui, avouai-je. »

   Elle se trémoussait, mal à l’aise.

   « Alors vous m’avez vue toute nue ? » lâcha-t-elle dans un souffle, atterrée.

   Je dus bien convenir que oui, prêt à essuyer sa colère, mais la conversation en resta là et elle n’y fit plus allusion. Que croyait-elle ? Imaginait-elle seulement qu’il m’avait aussi fallu la changer et la nettoyer plusieurs fois ?

   Ce fut dans la nuit de vendredi à samedi, alors que nous dormions à poings fermés, que se produisit un phénomène qui, avant la Catastrophe, atteignait rarement une telle violence. Cela prit la forme d’un gigantesque roulement de tambour juste au-dessus de nos têtes. Puis les tôles du toit crépitèrent comme si on nous bombardait de cailloux. Je fus debout en un quart de seconde. Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne. Segonzac ! Ce diable nous avait retrouvés !

   À tâtons, je m’emparai d’une fourche à bêcher, prêt à vendre chèrement ma peau. À ce moment-là, un projectile envoyé avec plus d’adresse que les autres a entrouvert la porte. J’ai laissé échapper un cri étranglé. Adèle ne se réveillait pas. J’allais l’appeler quand le bombardement a cessé aussi sec. Je me suis approché prudemment de l’ouverture. Ma main a rencontré le mystérieux projectile. Ce n’était pas une pierre, non, c’était… brrr… c’était constitué d’une matière froide mais tout aussi dure : de la glace ! C’était de la glace ! Des grêlons énormes et noirâtres dont certains avaient la taille d’une ampoule ! Le sol au-dehors était criblé de grêlons ! Le toit de l’abri en était recouvert. Je ne pus m’empêcher de rire nerveusement. À ce moment-là, une nouvelle averse s’est abattue sur le jardin dans un tintamarre de tous les diables. Les tôles marquées d’impacts ployaient sous le poids. Je dus, pour éviter qu’elles ne s’effondrent, disposer des planches en guise d’étais. Combien de temps notre fragile cabane allait-elle encore tenir ?

   Singuliers, ces trois derniers jours à l’intérieur de l’abri le furent à plus d’un titre.

  Adèle avait besoin de parler, pour faire revivre son passé, pour libérer ses angoisses, pour combattre le trauma. Son ton était désabusé. J’eus droit, dans le désordre, à ses souvenirs d’école, de collège, de lycée, à l’énumération des copains et des copines, aux parents, aux fêtes, aux anecdotes qui avaient émaillé sa courte existence…

   « Et vous ? demandait-elle parfois. Vous habitez où ?

   — Quelque part dans l’est. À Besançon.

   — Vous êtes marié ?

   — Ça m’arrive.

   — Comment ça : ça m’arrive ? »

   Je répondais le plus évasivement possible, je n’avais pas envie de me confier à cette gamine presque-femme ni lui laisser entrevoir la réalité peu glorieuse de ma propre existence. Peut-être parce que jusqu’alors je m’étais toujours senti coupable de n’avoir pas su être heureux. À bientôt trente ans, j’avais souvent la sensation d’avoir laissé échapper une partie de mes rêves, de n’avoir vécu qu’à moitié. Après mon divorce, j’avais consacré ma vie au travail dans une sorte de fuite perpétuelle. J’avalais les kilomètres, je parcourais le pays dans tous les sens. Mon métier de représentant me convenait parfaitement. Pour le voyage d’abord, cette sorte d’entre-deux, cette manière de n’être jamais ici ni tout à fait ailleurs, un état qui me convenait bien. Et puis pour les relations qui restaient épisodiques, professionnelles et permettaient de ne pas m’impliquer affectivement. Sans compter que j’aimais convaincre : je n’étais jamais aussi content que lorsque j’avais réussi à refourguer un lot de marchandises dont je n’avais que faire à un boutiquier qui n’en avait pas besoin. En ce qui concerne mes relations avec les femmes, j’étais encore plus cynique. Mon scénario préféré : jouer l’homme blessé, mal remis d’une rupture, pour éveiller chez certaines le réflexe de « l’infirmière » avant de les quitter quelques jours ou quelques semaines plus tard sans fournir d’explications. Impossible de raconter ce genre de détails à une gamine.

   Lassée de mes réponses à demi-mot, Adèle finissait par conclure : « Tout ça n’existera plus, n’est-ce pas ? L’école, la télé, la musique ? », et le silence désabusé se refermait, plus épais, plus dense qu’avant, interrompu seulement par quelque dernière rafale égarée qui faisait gémir les tôles surchargées. Adèle pianotait machinalement sur son i-phone dernier cri, désormais inutilisable. Nous sombrions doucement dans une espèce de somnolence vague, chacun replié sur le cours de ses pensées. Les heures n’existaient plus, le temps s’étirait à l’infini, l’espoir de voir enfin arriver les secours s’était évanoui… La toute relative tiédeur arrivait presque à nous convaincre que nous étions seuls au monde.

   Le samedi, malgré mes conseils, Adèle tint absolument à sortir. Elle n’accepta pas mon bras, arguant qu’elle était parfaitement capable de tenir debout toute seule. Dehors, la tempête puis la grêle avaient bouleversé le paysage ; les arbustes étaient renversés, taillés en pièce ; les marronniers dressaient vers le ciel des moignons dérisoires, la serre ne possédait plus un seul carreau intact. À l’intérieur c’était un magma informe de débris végétaux, de terre, de glace et de verre brisé.

   Nous avons marché jusqu’à un amoncellement d’éclats faïencés recouvert de grêlons. « La fontaine de ma mère », murmura-t-elle.

   À ma montre, il était midi. Les yeux perdus dans la pénombre de la mi-journée, Adèle contempla longuement le paysage par la brèche du mur comme je l’avais fait la première fois. Tout était obscur, incertain, noyé entre les lignes vagues des lisières, écrasé par le violacé lugubre du couvercle. La nuit en plein jour.

   Après dix minutes d’une contemplation muette et frileuse, nous regagnâmes l’abri. Tout au long de l’après-midi, elle se mura dans un silence abattu et mes tentatives pour essayer de l’en déloger échouèrent. Ô combien je préférais ses verbiages monocordes à un mutisme aussi pesant !

   C’est le dimanche matin que nous avons décidé de déménager après avoir constaté que la cabane s’inclinait de plus en plus sous la poussée des branches du marronnier qui l’enchâssait. Les murs de la vieille demeure, eux, avaient tenu bon jusque-là. Ils résisteraient encore aux répliques qui se produisaient parfois. Du moins l’espérions-nous.

   Le plus sage était de nous établir dans le hall d’entrée qui, en cas de problème, nous offrirait la voie de fuite la plus rapide. Un autre avantage indéniable de cette pièce : les énormes battants jointaient parfaitement et seuls quelques courants d’air filtraient par l’arrondi supérieur dont les carreaux ajourés avaient volé en éclats. Je me mis en devoir de colmater ces orifices à l’aide d’une agrafeuse et de calendriers cartonnés. Adèle, quant à elle, s’enfonça dans le ventre de la vieille demeure. Elle reparut peu après, chargée de nouveaux duvets, d’oreillers, de couvertures propres.

   « Tenez, j’ai récupéré ça pour vous. »

   C’était une grosse veste, une écharpe en laine et des gants ayant appartenu à son père. L’idée d’enfiler les vêtements d’un mort me mettait mal à l’aise. Mais après les avoir contemplés cinq minutes, je m’y suis résigné. Je ne pouvais pas faire le difficile, d’autant plus que les températures avaient encore chuté depuis la veille.

   Pendant ce temps, Adèle avait passé un coup de balai, tendu un fil en travers de la pièce pour y étendre un drap en guise de paravent ; nous avons dressé nos lits sur des sommiers improvisés de chaque côté. Puis Adèle s’est assise en tailleur sur le sien. « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » a-t-elle demandé.

   Je suis resté muet. Nous nous regardions, emmitouflés dans nos doudounes qui nous transformaient en ours polaires. Au cours des jours précédents, je n’avais cessé de tourner et retourner cette question dans tous les sens. La mission confiée par Dulong était de remettre Adèle entre les mains des secouristes. Or les secouristes n’arrivaient pas. Croyais-je encore à leur venue d’ailleurs ? À vrai dire non, en tout cas pas dans l’immédiat. L’installation du couvercle avait achevé de me convaincre que les prédictions de l’archéologue étaient justes : nous vivions une catastrophe mondiale et, même si d’autres contrées étaient moins touchées que la nôtre, elles l’étaient néanmoins suffisamment pour penser d’abord à elles.

   Mais si j’avais renoncé aux secours extérieurs, je continuais à croire à l’idée d’une réorganisation locale.

   « …Je ne suis pas idiote, a poursuivi Adèle. Je sais très bien que vous êtes resté pour veiller sur moi. J’ai entendu Dulong. Ne vous sentez pas obligé, je suis capable de me débrouiller toute seule. »

   Au cours de l’après-midi, elle a disparu pendant que je somnolais sur mon grabat. Je l’ai retrouvée, torche à la main, dans le bureau de son père, au milieu de dizaines de piles de revues éparpillées, une encyclopédie étalée à ses pieds.

   « Vous ne devriez pas traîner ici, ai-je reproché. Ces armoires bourrées de paperasse pourraient basculer.

   — Venez voir », a-t-elle répondu.

   Pendant plus de deux heures, hypnotisés, nous avons lu et relu différents articles qu’elle avait cochés. Tous parlaient d’astéroïde, de collision, de catastrophe, de bouleversements. Sur un vieux Science-et-Vie, un encadré évoquait, photos à l’appui, la chute d’un minuscule « objet » à Toungouska en Sibérie en 1908. Des milliers d’hectares de forêt avaient été littéralement fauchés comme les blés à la saison des moissons.

   La plupart des articles faisaient référence à l’histoire des dinosaures. Nous y avons retrouvé les termes de couvercle et d’hiver nucléaire déjà familiers à nos oreilles ; et puis aussi les notions de nuit interminable, d’extinction des espèces. L’un d’eux décrivait les conséquences d’une telle catastrophe sur le monde moderne. Ce serait d’abord, par un effet marteau, la suppression de toute forme de vie dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres autour du point d’impact. Les villes seraient soufflées, les forêts balayées, les montagnes rasées. L’onde de choc se répercuterait jusqu’aux latitudes les plus reculées. Les zones non directement touchées subiraient des cataclysmes tout aussi effroyables. Des pays entiers seraient submergés par les océans, des îles disparaîtraient englouties à jamais, d’autres émergeraient, aveugles et dégoulinantes de sédiments. Pendant des semaines, des mois peut-être, des incendies gigantesques allumés par l’explosion de l’astéroïde ravageraient les continents.

   Mais ce n’était pas fini.

   Les volcans à leur tour entreraient en ébullition. Certains se rallumeraient, d’autres surgiraient le long des failles intercontinentales. Dans un tonnerre indescriptible, ils mêleraient leurs scories aux cendres de l’astéroïde et aux fumées des incendies. Et toute cette poussière, brassée par les vents jusque dans les plus hautes couches de l’atmosphère, plongerait le monde dans une nuit artificielle que le soleil ne parviendrait pas à percer avant des mois.

   Des mois ou des années, nul ne savait, nul ne pouvait prévoir…

   Sur la planète dévastée, un hiver interminable s’installerait alors, sombre, glacial et qui ne prendrait fin qu’avec la dissipation des dernières nuées opaques. Progressivement, un pâle soleil réapparaîtrait, caresserait de ses rayons incertains les rares survivants. Humains ou animaux qu’importe : ébahis, tenant à peine debout, émergeant du plus épouvantable des cauchemars, il ne resterait à ces miraculés que la force de se traîner pitoyablement sur un sol stérile et nu pour contempler le spectacle de leur propre agonie.

   Voilà…

   Voilà ce que nous avons lu ce jour-là, tête contre tête, au-dessus du bureau recouvert de papiers. Nous étions blêmes, secoués, retournés.

   « C’est la confirmation de ce que Dulong a annoncé, a murmuré Adèle. Nous allons mourir. »

La Longue Nuit  - Pierre-Guy Laurier

ISBN :  

978-2-9563606-0-5

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